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Le Blaireau-Garou
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11 juin 2009

Gratitude et mystère

L'aïeul regardait avec confiance son petit-fils malade de ses inutiles médicaments, qui à 23 ans croyait passer le restant de ses jours comme ces schizophrènes sévèrement atteints qui finissent leur vie dans des clapiers sans fenêtre avec l'AAH pour seul revenu. L'ancien lui-même, qui avait toujours été un homme vigoureux, en était réduit à attendre l'échéance avec impatience; il ne voulait pas ne pas souffrir, il voulait partir vite. Se voir mourir en gériatrie ou dans un moyen séjour? Jamais de la vie. Le ciel prenait la couleur de leur humeur, et la luminosité du séjour celle de leur espoir. Ce fut au moment où la grand-mère pressa l'interrupteur que l'aîné lâcha son ultime leçon de vie: "On dit toujours que dans la vie, ce qu'il faut à tout pris conserver, c'est la jeunesse et la santé... eh bien on a raison." Le jeune homme, encore aveuglé par l'irruption lumineuse qu'il supportait difficilement, comprit qu'il ne reverrait pas son grand-père autrement que raide et froid.

Un an et quatre mois plus tard, par un temps qui ne ressemblait à rien (ou tout à la fois, c'est pareil), des pas vigoureux animaient les allées paisibles du cimetière; sorti de son enfer chimique et débarassé des incompétents thésés qui le lui avaient imposé, le petit-fils n'avait depuis plus courbé la nuque, quelques ennuis sérieux supplémentaires dont il avait également triomphé achevant de lui faire apprécier chaque instant de joie à sa juste et grande valeur. Peu importait ce que lui réservait la vie, peu importait la saloperie humaine qui ne manquerait pas de le frapper à nouveau; non, l'essentiel était bien de rester vrai vis-à-vis de son for intérieur, suffisamment tempérant pour ne pas céder à ses appétits les moins nobles, suffisamment ouvert d'esprit pour ne pas virer arrogant et donneur de leçons, suffisamment courageux pour affronter le danger et l'incertain, suffisamment vif pour donner le meilleur de soi-même dans ce que l'on entreprend tant pour soi que pour les siens, suffisamment clairvoyant et joyeux pour développer à terme un esprit de vieux sage tout en gardant une âme de gamin sans laquelle on est condamné prématurément à l'ulcère de stress et à l'infarctus du myocarde. N'était-ce pas cela, la jeunesse et la santé dont parlait l'aïeul sur le monument cinéraire duquel il s'inclinait à présent? Ce brave vieillard de 97 ans, tombé raide mort le surlendemain de leur dernière rencontre alors que son hospitalisation était imminente -avec amputation de membre à la clef, avait conservé son faciès agréable jusque dans la frigor mortis (même avant que les embaumeurs s'en mêlent).

Le vivant posa sa main droite sur le marbre froid, comme s'il espérait communiquer par le tact avec la cendre broyée du défunt. Il le remerciait d'avoir été un de ces êtres trop rares dont les souvenirs (y compris ceux de guerre et de captivité) ne sont pas tachés par l'autosatisfaction, le regret, la haine et la nostalgie, et dont la confiance en l'avenir, même à la veille de leur mort, ne s'accompagnait pas de gâtisme ni de pleurnicheries vis-à-vis d'un présent pas toujours facile pour lui. Il lui savait gré de cette ultime énigme qu'il avait dû décortiquer tout seul, en l'absence définitive du seul autre être de la famille un tant soit peu branché sur les choses de l'esprit. Mais il le louait surtout de lui avoir sauvé la vie, carrément. En effet, s'il ne croyait qu'au néant après la mort, il était incapable d'expliquer une certaine chose survenue au moment fatidique: pourquoi, à l'heure précise où s'était subitement arrêté le coeur de l'aîné encore debout, avait-il ressenti cette agréable chaleur et cette grande joie qu'il pensait à jamais interdite? C'avait été le déclic de sa lente émergence hors du brouillard psychique épais et étouffant qui le cernait alors, et les circonstances extérieures ne se prêtaient -mais alors absolument- pas à sa survenue avant de longs mois. Il en était convaincu, l'esprit du grand-père avait été plus fort que la résignation parentale, l'incommensurable et mortifère incompétence des psychanalystes hospitaliers, ainsi que sa propre apathie de cobaye zombifié. Il est décidément des hasards bien curieux.

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Commentaires
U
Oups. Je crois que j'ai oublié de te dire: MERCI.
P
Belle ode à la dignité humaine, simple et vraie.
Le Blaireau-Garou
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